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De l'enfant à l'adulte. [Solo]
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Mer 12 Déc - 21:18


De l'enfant à l'adulte.

Après une série de tractions particulièrement laborieuses, le jeune épéiste au service de la Marine se laissa retombé prestement sur le sol du navire du Jugement, à l'intérieur de la minuscule pièce qui lui servait autant de cabine que de salle d'entraînement lorsqu'il ne souhaitait avoir affaire à nul autre que lui-même. Il s'octroya un bref instant de répit pour secouer ses bras, lesquels hurlaient au martyr, puis balada son regard nonchalant sur l'un des miroirs qui lui permettait de réaliser ses exercices matinaux en toute sérénité, tout en pouvant vérifier l'exactitude de ses poses et de ses mouvements. Cela lui permit, dans un premier temps, de remarquer que les ultimes blessures, vestiges de ses dernières confrontations douloureuses des mois écoulés, s'étaient résorbées. Puis, pour la première fois depuis des lustres, il s'autorisa un autre instant au suspend durant lequel il s'abandonna à la contemplation d'un reflet qu'il n'avait guère pour coutume de lorgner assidûment : celui de son propre reflet.

Ito demeura figé tandis que cet homme fait, mûr et musclé, le toisait d'un regard assuré. Il ne se reconnaissait pas. Était-ce toutefois réellement étonnant ? Il avait traversé tant et tant d'épreuves qu'il lui semblait que certaines s'étaient même perdues dans les limbes obscures de sa mémoire : c'était un peu comme si une partie de son antan s'était évanouie, comme si elle lui avait permis de se forger indélébilement tout en s'éloignant progressivement, inexorablement. Il lui semblait qu'il n'avait pas pu s'entretenir avec le défunt Hato, ni même avec le vice-amiral Ericken depuis des lustres... Et peut-être était-ce bel et bien le cas. Il passa une main affligée dans la tignasse distraite qu'il tentait encore, fut un temps, de discipliner consciencieusement : désormais, il ne l'attachait plus du tout, comme s'il considérait que les ceindre d'un élastique quelconque ne le rendrait ni plus vif, ni plus réactif. Son visage s'était légèrement affiné, allongé, et semblait dorénavant plus marqué, plus brut, moins poupin. Et les muscles, surtout, tant de son cou, de ses épaules et du haut de son torse que de son abdomen, étaient devenus fermes et saillants. S'il avait dû courir aux côtés de son lui passé, disparu depuis quelques mois désormais, il aurait incontestablement pu le semer en l'espace de quelques foulées... Et n'en aurait ressenti pas l'ombre d'un effort.

Pourquoi s'était-il entraîné si durement ? La réponse était évidente. La peur. La peur d'avoir encore une fois à recourir à ce démon qu'il tenait enchaîné. La peur de réveiller sa véritable nature, celle d'une bête assoiffée de sang, celle d'un vampire à la rage inextinguible. La peur de s'en prendre à nouveau à ceux qu'il estimait et qu'il chérissait dans le marasme d'un conflit trop virulent... Il ne pouvait plus se permettre de courber l'échine. Il l'avait déjà fait, et il avait passé l'âge de soumettre face aux caprices impétueux de quelques forbans trop costauds pour lui. Désormais, il se devait de lutter : de brandir toujours plus hauts les idéaux auxquels il avait décidé de se soumettre et de continuer à faire honneur au Gouvernement Mondial qu'il avait juré de servir fidèlement. Bien sûr, ce n'était pas mince affaire, et l'épéiste imaginait sans peine qu'il avait encore un chemin conséquent à parcourir avant d'enfin pouvoir être totalement fier des exploits qu'il pouvait réaliser : néanmoins, il était conscient du fait qu'il avait drastiquement remonté la pente et que le fossé qui le séparait du contre-amiral Armstrong avait été majoritairement comblé. Si le Nabeshima demeurait humble et s'il imaginait que le cyborg pouvait encore et toujours l'écraser en combinant sa solidité miraculeuse et la poigne dont il pouvait faire preuve, encore bien trop déterminée pour que le jeune adulte ne puisse décemment estimer être capable de s'y comparer, il savait en revanche qu'il jouissait de dons et de talents suffisamment exploités pour lui permettre de tenir tête à son supérieur dans un affrontement long et haletant. Ce n'était pas parce qu'il envisageait que la fin du conflit se résumerait de toute manière à sa défaite qu'il n'accordait aucune importance au cheminement qu'il leur faudrait accomplir avant d'y parvenir : une résistance farouche, téméraire et honorable était toujours plus louable qu'une déculottée infamante, à l'image de celle qu'ils avaient pu endurer durant certaines de leurs pires escales.

Le sergent-chef, après cet instant d'absence propice à la réflexion et à l'auto-critique, fit finalement volte-face pour s'emparer d'un uniforme qui avait récemment été confectionné pour lui, sur mesure. Ses précédents vêtements, qui dataient de l'époque où il s'était enrôlé et qui étaient donc vieux de plusieurs années déjà, avaient fini par être trop vétustes pour rendre honneur à sa fonction de bas gradé. De surcroît, ils s'étaient finalement avérés trop serrés, trop étriqués pour accueillir son torse bombé et croissant sans en entraver les exhalaisons essoufflées sous l'effet d'un effort soutenu et de longue haleine. Les muscles de ses bras, eux aussi, s'étaient massivement accrus : le gringalet qu'il était autrefois aurait sans doute pâli de honte en considérant sa propre maigreur maladive et chétive face à la musculature impeccable de celui qu'il était devenu... Car s'il avait jamais été rachitique, Ito savait pertinemment qu'il n'avait jamais été plus en forme qu'il ne l'était à cet instant précis : jeune, vaillant et fringant, capable de trancher des montagnes...

Lorsqu'il eut revêtit son uniforme, l'homme agrippa finalement son sabre par son fourreau et l'attacha à sa ceinture sobrement avant de quitter sa cabine, d'un pas franc et décidé. Cette journée allait probablement se dérouler aussi tranquillement que toutes les autres, mais cela ne devait pas l'empêcher de faire montre d'un certain sérieux pour autant. Il le savait : beaucoup de ses subordonnés, ses aînés, peinaient à lui accorder le crédit que son grade devait habituellement susciter à cause de son apparence naïve et inconséquente. Il n'appartenait, pour le coup, qu'à lui d'y remédier : il allait donc tenter de le faire. Oh bien sûr, là aussi, ça n'était qu'un début : mais il aurait petit-à-petit largement le temps de renforcer l'estime que ses collègues lui portaient, il s'en doutait... Et ce d'autant plus lorsqu'ils écumeraient enfin Grand Line, leur destination depuis quelques jours.
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Ven 14 Déc - 11:15


De l'enfant à l'adulte.


-Tu es prêt ?
-Oui.

La commandante Satochi, la première, ouvrit les hostilités : comme d'habitude, elle se jeta à la rencontre du jeune épéiste tout en dégainant, ne perdant pas une seconde qui aurait pu lui permettre de conserver un certain ascendant suite à sa charge effrénée. Le jeune vampire, de son côté, fronça les sourcils sans être déconcerté pour autant. Ce n'était pas la première fois qu'ils s'affrontaient, au contraire même : leurs entraînements quotidiens avaient bercé ses derniers mois... Tant et si bien qu'il commençait à les connaître, elle et ses manières. Elle tâchait de se montrer aussi dure et intransigeante que possible, probablement parce qu'elle considérait que le laxisme était nocif, en matière de lutte. Elle avait été chargée de lui inculquer de bons réflexes, mais aussi et surtout de lui permettre de contrôler la bête immonde qui croissait en lui, jour après jour : elle s'était exécutée avec une docilité et un professionnalisme qui fortifiaient son aplomb et le respect qu'Ito lui vouait. Ainsi, alors même qu'il aurait habituellement été pris de court et contraint de reculer brusquement afin de retarder l'échéance fatidique de leur première rencontre d'un dixième de seconde, ne fut-ce qu'afin de rendre la marge de manœuvre plus confortable de son point de vue, l'élève d'Ericken se contenta cette fois-ci d'attraper son sabre à deux mains. La première agrippa le fourreau, la seconde le pommeau, et il dégagea l'épée de sa ceinture pour l'interposer, toujours dans son carcan de bois, sur la trajectoire de la lame d'Amélia lorsque celle-ci tenta de lui ouvrir le crâne d'un mouvement descendant. Si le sabre de la dame percuta vigoureusement le fourreau, le sergent-chef ne broncha pas : a contrario, il dégaina bientôt d'une main, tout en destinant à l'abdomen de sa professeure virulente un coup de pied qu'elle évita d'un bond. L'ayant forcée à reculer précipitamment, et donc à faire une croix sur la stabilité de ses appuis, il tâcha de poursuivre son assaut afin de maintenir la pression intacte : il lui lança son fourreau au visage, dans un geste inconsidéré qui déstabilisa réellement la commandante. Si elle parvint à écarter le projectile improvisé d'un revers de sa propre lame, elle fut en revanche soufflée par la vitesse avec laquelle le Nabeshima s'était précipité à sa rencontre : lorsqu'il tenta de la décapiter avec une sauvagerie qu'elle ne lui connaissait encore que trop peu, elle se laissa glisser vers l'arrière, laissant ainsi le katana fendre les cieux sans jamais la mettre réellement en péril.

Ce n'était pas fini pour autant, et l'un comme l'autre des belligérants ne le savaient que trop pertinemment. Tout en donnant un coup de taille, l'adolescent ne perdit pas l'ombre d'un instant et glissa son pied droit entre les jambes de la Satochi : il donna alors un coup sec sur le talon gauche de cette dernière, manquant de la faire choir grâce à l'esquive improbable et souple qu'elle venait de réaliser. Elle lâcha sa propre épée d'une main, qu'elle vint déposer sur le sol afin de parer à cet initiative qui l'avait faite chanceler, puis tenta un coup d'estoc en visant l'estomac de son apprenti. Pas sot, ce dernier tournoya brusquement, se décalant sur une distance suffisamment infime pour laisser l'estoc se dérouler sans le mettre en danger. Il déploya ensuite sa jambe, qu'il leva à mi-hauteur, afin de percuter la dame d'un coup impitoyable en plein visage, la projetant contre un mur à deux mètres de là. Elle toussota, fébrile, mais comprit que l'entraînement n'était pas fini : Ito revenait déjà à la charge, déterminé. Le coup d'estoc qu'il tenta, cette fois-ci, fut d'une efficacité discutable : si elle était trop désorientée pour mettre à profit cette charge impulsive et soudaine, elle était en revanche parfaitement capable de se jeter sur le côté pour éviter d'être confrontée à la morsure froide de l'acier, et elle le fit sans crier gare. Incapable de s'arrêter à temps, le sergent-chef enfonça sa lame dans la paroi en bois. Il tenta de la déloger en un éclair, sans succès : elle s'était enfoncée de biais, et il allait avoir besoin d'une demie-seconde supplémentaire pour l'en extraire... Demie-seconde, bien sûr, que la Satochi ne pouvait décemment pas se permettre de lui offrir gracieusement. Après une roulade experte et habile, elle se releva, toujours plus adroite, et projeta en visant les bras du garnement une lame d'air rugissante. Elle s'avança ensuite dans sa direction avec vivacité, l'obligeant à procéder en deux temps : d'abord, il rappela ses bras vers lui en abandonnant son katana dans son fourreau de bois, et ensuite, il se recula d'un bond tandis que l'épée de sa supérieure tranchait les cieux à la recherche avide de son torse. Désarmé, l'épéiste en herbe fut contraint de reculer une fois de plus lorsqu'elle avala la maigre distance de sécurité qu'il avait interposée d'un pas sec. Il posa alors son regard sur le fourreau qu'il avait projeté et abandonné, un instant auparavant, et la même idée sembla éclaircir l'esprit d'Amélia.

-Soru !

Il était devenu rapide... Trop pour elle, à la vérité, a fortiori lorsque la distance dépassait les quelques mètres. En l'occurrence, le soru était une arme aiguisée du jeune gouvernemental, l'une de celles qu'il utilisait le mieux : elle, de son côté, n'avait pas grand chose de plus que son épée et son propre corps. Afin virulence, elle s'élança dans la même direction au même moment, mais parvint au terme de sa propre course avec un brin de retard : retard qu'Ito avait d'ores et déjà mis à profit en s'emparant du fourreau de sa lame, toujours plantée dans un mur. Il se redressa brusquement tout en pivotant, une fois de plus, avec une grâce remarquable. Son geste entraîna le fourreau à sa suite, juste à temps pour cueillir la lame d'Amélia au vol, qu'il balaya d'un geste expert. Son épée et son bras écartés, la commandante venait d'ouvrir bien malgré elle un accès royal jusqu'à son buste... Accès que le vampire emprunta sans la moindre hésitation, la percutant d'un coup d'estoc en plein dans l'épaule droite. La douleur la fit grimacer, mais ce fut surtout le fait d'être repoussé qui la mit en rage : d'autant plus qu'il avait intelligemment décidé de percuter un côté de son corps, plutôt que le centre, chose qui l'avait forcée à renoncer une fois de plus à ses appuis en la dévissant légèrement de sa position originelle. Elle était effectivement désormais de profil, là où son apprenti était de face... Et il poursuivit, toujours aussi intransigeant, sachant pertinemment qu'elle ne prendrait pas la peine, si elle était dans son cas de figure, d'attendre qu'il puisse récupérer sa respiration ou un équilibre moins précaire. C'était un combat... Et ils devaient en respecter les codes même les plus ignominieux. Le natif d'East Blue attrapa le fourreau qui lui servait d'arme à deux mains, et l'élança à nouveau en direction de la dame en visant cette fois le front d'un geste horizontal : une fois de plus, elle parvint à interposer sa propre épée, mais pas à tenir bon. Le choc la repoussa vers l'arrière et ses pieds, qui patinaient et tâtonnaient déjà, glissèrent irrémédiablement. Elle chuta après avoir été repoussé sur une paire de bons mètres, et elle grommela tout en remarquant que le Nabeshima, de son côté, s'élançait droit vers la paroi où son sabre était toujours retenu prisonnier. Il lui tournait le dos... Et il allait s'en mordre les doigts. Alors qu'il courait en longeant le mur, la commandante se redressa et, d'un bond, s'élança vers lui de façon à minimiser les bruits qui émanaient de sa courte : comme une ombre, elle glissa dans son dos, et éleva son épée...

La main gauche du sergent-chef, qui tenait fermement le fourreau, fut brusquement élancée sur ses arrières sans qu'il ne lui jette un seul regard : il avait anticipé cette démarche et elle s'en mordit les doigts lorsque ledit fourreau la percuta dans un geste horizontal, et la fracassa contre le mur. Sa main droite, en revanche, attrapa le pommeau du katana qu'il avait planté dans ledit mur... Et il l'en délogea en un éclair, d'un geste expert, avant de faire volte face tout en développant un coup d'estoc. Il ne cessa ce geste qu'une fois la lame à cinq ou six centimètres de la gorge de sa supérieure : cette dernière, blême et interdite, n'avait pas été en mesure de l'interrompre sur sa trajectoire. Elle fit grincer ses dents puis, vexée, questionna le Nabeshima en semblant prendre conscience du traquenard qu'il avait dressé pour avoir raison d'elle.

-Tu as fait semblant de ne pas pouvoir déloger ta lame pour me forcer à me précipiter... C'est ça ?
-Exactement. Vous auriez dû vous montrer plus précautionneuse, et vous emparer de ma lame, en sachant que j'étais suffisamment rapide pour récupérer mon...
-Ne pousse pas l'affront jusqu'à m'expliquer mes erreurs. Tu as déjà été suffisamment impertinent...

Elle chassa d'un geste nonchalant la main qu'il tendait pour l'aider à retrouver un semblant de prestance, et elle se planta face à lui en le dardant d'un regard dont il ne savait pas précisément s'il était mauvais, culpabilisant, ou simplement scrutateur. Finalement, Ito comprit que c'était la dernière de ces trois options qui s'avérait exact lorsque la commandante, haussant les épaules, rengainait sa propre arme tout en prononçant une sentence qui semblait finalement évitable, mais qu'il avait lui-même bien du mal à encaisser avec aplomb : il ne pensait assurément pas que ses progrès seraient aussi prompts.

-Je savais que ce jour viendrait. Tu es plus prometteur que je ne l'ai jamais été, après tout... Enfin. Peu importe. Je t'ai enseigné tout ce que j'avais à t'enseigner.
-Mais... Le... Mon vampire ?
-Tu ne te rends pas compte, Ito ? Enfin... Comment le pourrais-tu... Tu jouis déjà de toutes les compétences qu'il aurait à te proposer. Si vous vous affrontiez aujourd'hui et maintenant, lui et toi, tu le dominerais : parce que tu utilises ton cerveau, et le même corps que lui.

Le souffle coupé, le Nabeshima demeura pensif à la suite de cette assertion. Il était capable d'exploiter la pleine étendue des capacités de son corps ? Auparavant, lorsqu'il cédait du terrain à l'être carnassier qui l'habitait, il savait que ses forces étaient décuplées, qu'il devenait à la fois plus rapide, plus vif et plus fort... Néanmoins, désormais, il devait admettre avoir accompli de tels progrès ces derniers temps qu'il avait été en mesure d'en percevoir concrètement les effets. C'était la première fois qu'il menait la danse de bout en bout dans une rixe l'opposant à la commandante : ce n'était pas sa première victoire, bien sûr... Mais il n'avait jamais eu pour ambition de gagner, ça non. Il savait, malgré toute l'expérience qui était la sienne et tout le professionnalisme qu'elle pouvait déployer, que la commandante Satochi n'était pas forcément une experte du combat singulier, chose que lui aspirait à devenir. Aussi avait-il toujours espéré pouvoir la malmener comme il venait de le faire : lui rendre la monnaie de sa pièce, en somme, considérant le nombre de fois affolant où elle l'avait terrassé sans le moindre état d'âme.

-Et donc... C'est terminé ?
-Pas encore. Pas tout-à-fait. J'ai une personne à te présenter, Ito. Pour empêcher ton vampire de réapparaître d'une façon aussi... Incontrôlée. Il est grand temps qu'on se mette en route pour la rencontrer.
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Ven 14 Déc - 14:25


De l'enfant à l'adulte.


-A partir de maintenant, reste près de moi.
-Bien...

Le caractère tout-à-fait lugubre du château qui les toisait, sur cette île désolée et dévastée de South Blue qui ne semblait être, jusqu'à présent, que peuplée de ruines et de vestiges d'une opulence effacée par les affres du temps, ne lui avait bien entendu pas échappé l'ombre d'un instant. A contrario, dès que le regard du jeune vampire s'était échoué sur cette bâtisse nimbée d'une brume nébuleuse, il avait ressenti un pressentiment froid et viscéral, comme si sa nature et son caractère immanents eux-mêmes lui criaient de se tenir en garde. Le Nabeshima n'avait jamais, ô grand jamais senti pareil frisson l'accabler, lors même qu'il avait à plus d'une reprise fait face à des événements inexpliqués et inexplicables, à des situations périlleuses desquelles il n'était pas suffisamment sagace pour se tirer lui-même, ou bien à des monstres cauchemardesques et hideux prêts à tout pour le massacrer sans la moindre miséricorde. Autant dire qu'il était nerveux, et que c'était encore terriblement raisonnable, comme sentence, afin de décrire précisément son état psychologique... La précision de la commandante ne fit, bien sûr, qu'accentuer cette nervosité qui devint bientôt anxiogène : une bouffée de sueurs froides mirent à mal ses capacités cognitives et il suivit finalement les traces de la dame épéistes placidement, non sans porter instinctivement une main au pommeau du katana qui pendait paresseusement sur son flanc. Cette arme allait-elle lui servir, aujourd'hui ? Même si cela semblait peu plausible, dans la mesure où Amélia semblait connaître personnellement l'entité qu'ils s'apprêtaient à rencontrer, quelle que soit sa véritable nature, le Marine ne pouvait décemment pas s'empêcher de balader sur les environs une attention redoublée. Tout était ici à des antipodes de ce qu'on pouvait attendre d'une île de South Blue... Tant et si bien qu'il craignait qu'une malédiction quelconque soit en vérité à l'oeuvre, dans les environs. Finalement, tandis qu'ils se présentaient face à la porte gargantuesque de ce manoir blanchâtre qui grattait les cieux de ses tours plus effilées que des griffes, Ito parvint à retrouver momentanément son sang froid. Ils s'invitaient dans le hall de cette bâtisse démesurée, et son cœur battait à tout rompre, mais il était pourtant envahi d'un sentiment incompréhensible auquel il ne souhaitait même pas résister : il était convaincu qu'il sortirait d'ici plus puissant qu'il ne l'avait jamais été.

Leurs pas résonnèrent et se répercutèrent inlassablement lorsqu'ils furent enfin à l'intérieur, la porte refermée sur leurs talons. Un nouveau frisson parcourut l'échine du sergent-chef tandis que ses yeux balayaient la salle. Les murs étaient lézardés de toute part, il semblait qu'ils tenaient debout par pur miracle. Les dalles étaient recouvertes d'un bon centimètre de poussière, et les vitaux qui semblaient à l'extérieur si pimpants avaient perdus tout l'éclat de leurs couleurs originelles. Pour garnir ce tableau pitoyable et archaïque, les chandelles qui devaient habituellement briller aux lustres avaient été consumées depuis belle lurette et les seules lumières tamisées qui leur parvenaient rendaient les contours des pierres et des dalles trop indistinctes. L'épéiste eut même besoin de plisser les yeux tandis que sa supérieure s'engageait sur les escaliers cahin-caha, semblant également gênée par la luminosité discutable tout en l'étant néanmoins bien moins que le garnement d'East Blue. Finalement, leur pérégrination les porta jusqu'à une autre porte, celle-ci nettement moins massive que la première, que la vampire poussa en tâchant de conserver son sérieux coutumier. Si le changement fut infime, il fut pleinement discerné par Ito qui parvint à remarquer, même dans cette obscurité austère, qu'elle était devenue raide et malhabile. La raison était limpide : elle rencontrait les mêmes doutes et les mêmes craintes que son apprenti et ne pouvait pas conserver tout son panache en songeant à l'épreuve qui se profilait et les attendait déjà de l'autre côté du pas de cette porte. S'ils pénétrèrent tout deux, conjointement, braves et fiers, ils n'en étaient pas moins, dans le secret de leurs âmes, aussi terrifiés l'un que l'autre : le premier parce qu'il ignorait ce qu'ils allaient devoir affronter, et la seconde parce qu'elle ne le savait que trop bien.  

Cette fois, lorsqu'ils furent à l'intérieur de la pièce, le Nabeshima fut décontenancé par la clarté qui semblait en émaner. Les cierges, ici, étaient intacts, comme neufs, et brûlaient avec la férocité d'un brasier. Les ombres qu'ils jetaient alentours dansaient furieusement sur des dalles d'une propreté éclatante, et les vitraux étaient éventrés par la lumière d'une nuit sans nuages. Ce simple constat effara le marine, qui était convaincu d'avoir été effrayé à l'extérieur par l'amoncellement de brume opaque, qui aurait dû les condamner aux ténèbres... Mais il n'en était rien, et les deux intrus ne pouvaient que d'autant plus aisément observer la silhouette pâle, ornée de rouge et de noir, qui était suavement assise sur un trône déstructuré, couvert de piques et légèrement biscornu. Si, sans crier gare, Amélia eut le réflexe salvateur de se mettre à genoux, embrassant une posture qui honorait leur hôte, le sergent-chef, quant à lui, peu au fait des coutumes locales, demeura droit, comme envoûté par l'étrange beauté de la silhouette qui le regardait également, ses lèvres mauves étirées en un sourire espiègle. Finalement, elle bougea : elle leva une main en direction d'Ito, qu'elle pointa du doigt. Sa beauté altière et froide devint soudain mélancolique et avant même qu'il n'ait le temps de tressaillir, le bretteur vit du coin de l’œil les ombres des chandeliers se déformer pour devenir d'ignobles tentacules. L'un d'entre eux le transperça de part en part, le clouant à la porte qui venait de se refermer derrière le duo intrépide, et il sentit son sang écumer au bord de ses lèvres tandis qu'il prenait pleine mesure, horrifié, de la douleur qui lui secouait les entrailles. La commandante ne bougea pas d'un cheveu, comme sourde à son agonie, et il n'eut même pas le courage de prononcer la moindre palabre : il perdit connaissance, sombrant dans un univers aussi opaque que glacial...  
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Ven 14 Déc - 18:25


De l'enfant à l'adulte.

Il se redressa brusquement, haletant et les sens soudain aux aguets. Il parvint à déceler promptement les circonstances de son éveil, de son corps moite et trempé de sueur à la luminosité sibylline, qui continuaient à envelopper tout et son contraire, à rendre la moindre aspérité confuse et insaisissable. Ses prunelles tentèrent avec une véhémence inutile de retrouver la silhouette de la femme étrange qui l'avait accueilli avec un sens des politesses franchement défaillant, mais elles parvinrent en revanche à déceler la silhouette d'Amélia, qui se rapprocha promptement de la couche où il avait été installé en lui chuchotant de se tenir tranquille. A deux doigts de la crise de nerfs, le Marine se rendit finalement compte qu'on n'avait même pas pris la peine de défaire son uniforme, qu'on l'avait installé dans le lit tel quel... Et que ni ses vêtements ni sa peau ne comportaient la moindre trace d'effusion sanguine. C'était tout bonnement inconcevable : alors qu'il avait été poignardé et transpercé frontalement, alors qu'il avait senti une douleur étourdissante l'envahir en un claquement de doigts, il se retrouvait là, parfaitement indemne, comme éveillé d'un long somme paisible... Ses doigts tâtonnèrent néanmoins, incrédules, à la recherche d'un stigmate qui pourrait suffire à le rassurer : pour le coup, il semblait être plus effrayé à l'idée d'être frappé d'insanité mentale qu'à celle d'avoir été pourfendu rudement par une illustre inconnue. Néanmoins, comme il ne trouvait rien, et comme il semblait évident qu'il n'avait pas à souffrir de la blessure qu'il avait juré endurer, il se résolut à écouter la commandante qui, à ses côtés, tentaient de le canaliser et de le rappeler à l'ordre : elle semblait s'impatienter, elle aussi, et l'élève d'Ericken commençait à songer que c'était elle qui allait finir par le poignarder s'il continuait à paniquer en jouant la sourde oreille...

-Bon sang, Ito, tiens-toi tranquille ! Tu n'as rien ! Ce n'était qu'une hypnose...
-Une... Hypnose ?

Si cela ne le rassura pas même un infime instant, dans un premier temps, il laissa finalement ses épaules s'affaisser après quelques secondes qui lui furent nécessaires pour réaliser qu'Amélia disait fort probablement la vérité. C'étaient en tout cas ce que semblaient exhorter ses sens, après l'examen assidu de son propre corps qu'il venait de mener à terme... Mais alors quoi ? Cette inconnue avait réellement été en mesure de le clouer à la porte, même dans ses songes, en l'espace d'une demie-seconde tout au plus ? Il n'en fallut pas plus pour rappeler à sa chaire la frayeur qui l'avait faite frissonner lorsqu'il avait pénétré dans ces lieux infâmes en compagnie de sa supérieure : il se sentit à nouveau trembler, sous l'effet de la nervosité, et songea qu'il avait encore beaucoup à apprendre afin d'égaler la puissance brute de certains des grands de ce monde. Toutefois, le sergent-chef ne pouvait pas s'empêcher de sentir une certaine amertume grandir en son for intérieur, en même temps que l'incompréhension primaire se dissipait inexorablement. Pour le coup, on pouvait communément admettre qu'il s'agissait là d'une curieuse manière que de procéder à des présentations, pourtant coutumières dans ce genre de circonstances... Qu'avait-il fait pour mériter pareil traitement ? Finalement, ce fut au moment où la vampire prit la parole que son homologue comprit : lui n'avait pas eu le réflexe de s'accroupir, réflexe que l'autre bretteuse avait pourtant mécaniquement appliqué...

-Elle est... impulsive. Assez attaché à son nom, à son prestige. Elle n'aime pas l'impudence, et... Tu as dû lui sembler irrespectueux, d'une manière ou d'une autre.
-Parfait. Et donc, elle poignarde les gens irrespectueux. Tout va bien.
-Épargne-moi tes sarcasmes. Je ne suis pas responsable de ses états d'âmes, et je te rappelle de surcroît qu'on est là pour qu'elle nous aide.
-C'est elle qu'on est venus rencontrer ?
-Oui. Et tu ferais bien de mettre ta tignasse en ordre rapidement. Elle a demandé à ce qu'on la rejoigne dès que tu serais réveillé. Et tâche de t'agenouiller, cette fois. Elle ne sera pas aussi miséricordieuse une seconde fois.

S'il se garda de rétorquer incisivement, les pensées qu'il dirigea à Amélia n'en furent pas moins caustiques : elle venait de le rabrouer, alors que c'était elle qui, en premier lieu, n'avait pas jugé bon de l'avertir de la posture à aborder en présence de cette illustre inconnue... Le sergent-chef, finalement, poussa un soupir de lassitude tandis que sa supérieure quittait la pièce où elle l'avait déposé, semblant vouloir attendre à l'extérieur. Il ne se fit pas prier davantage et, à son tour, se redressa. Il s'empara du sabre qu'on avait laissé sur l'un des bords de la couche qu'il venait de quitter, et s'approcha d'un miroir vieillot, grâce auquel il put remettre un semblant de discipline dans sa crinière. Finalement, il exécuta ce qu'on attendait de lui : il se mit en marche machinalement, non sans redouter les retrouvailles qui se profilaient à l'horizon. Pourtant, celles-ci furent nettement plus chaleureuses, aux antipodes de leur prime rencontre...
A peine la porte de la fameuse salle fut-elle repoussée que l'un et l'autre des gouvernementaux s'invitèrent dans la pièce : là-dessus, ils se mirent instinctivement à genoux, l'un comme l'autre, et l'adolescent se permit de risquer un regard en direction du trône sur laquelle l'inconnue était encore figée. Toute la véhémence qu'il avait conservée intacte jusqu'à présent sembla s'évanouir en une fraction de seconde, comme si toute son animosité se trouvait être happée par la beauté singulière et mirifique de cette Aphrodite. Lorsqu'elle prit la parole, sa voix fut contre toute attente chargée d'une douceur colossale, qui réconforta le Nabeshima jusqu'aux confins de son âme : dès lors, leur première rencontre houleuse s'évanouit et il n'en garda pas un seul souvenir rancunier.

-Relevez-vous, vous deux. Tu es Ito Nabeshima. Amélia m'a parlé de toi pendant ton inconscience. Qu'es-tu venu chercher ici ? Je veux l'entendre de ta voix, de ta propre voix.
-Je... Je veux devenir fort. Plus que je ne le suis. Je pensais être humain mais... Je suis un vampire. J'ai fini par le comprendre et j'aimerais... J'aimerais l'intégrer. Pleinement.
-Bien. Le déni. C'est ce qu'elle m'a dit à ton sujet... Ce n'est pas compliqué de contrecarrer un simple tabou psychologique. Mais si tu décides de recourir à mon aide, sache-le : cela risque d'être douloureux.
-Je n'ai pas peur de la souffrance.
-Quel garçon délicieusement ingénu... Je présume qu'Amélia ne t'a rien dit à mon sujet, n'est-ce pas ? Elle n'a jamais été très bavarde. Dis-lui, Amélia.
-J'étais comme toi, fut un temps. Je n'arrivais pas à me contrôler. Mais j'ai croisé son altesse la Reine Circé, qui a su me donner des conseils me permettant d'apprendre à maîtriser ma soif de sang. Je ne suis pas exactement dans le même cas que toi, mais elle pourra t'aider : elle est la vampire la plus puissante que je connaisse.
-Trêve de louanges. Je n'ai pas aidé un hybride depuis... Des décennies. Les épreuves ne sont pas les mêmes que celles que tu as eu à éprouver, Amélia. Mais peu importe. Ta mentor a été élogieuse à ton sujet. Tu es un épéiste jeune, mais elle considère que tu la surclasses déjà...

Il demeura circonspect un petit moment, lorgnant du côté de la Reine sublime tout en songeant aux informations qui avaient abondé. S'il était certain d'avoir raté une bonne part d'entre elles, il était néanmoins parfaitement convaincu d'avoir décelé un détail troublant dans cet échange : des décennies. C'était le terme temporel que la prénommée Circé avait utilisé pour en référer à sa propre expérience... Ce qui signifiait qu'elle était a minima âgé de quarante, cinquante, sinon soixante ans. Elle en faisait pourtant aisément deux fois moins... Toutefois, ce qui l'intriguait davantage, c'était le passé de la commandante qui, il fallait l'admettre, n'avait jamais été très loquace quant à tout ce qui la concernait de près ou de loin. Bien sûr, Ito s'était douté qu'elle avait derrière elle quelques expériences tumultueuses au sein d'un passé trouble : dans le cas contraire, ça n'aurait pas été elle que le vice-amiral Ericken aurait décidé d'envoyer à sa rencontre... Il avait honnêtement souhaité apporter son aide à son ancien poulain, le bretteur en avait la certitude inébranlable. Néanmoins, la nuance apportée par Circé laissait sous-entendre le fait que leur deux profils divergeaient sous certains aspects. Trop intimidé par la présence somptueuse de leur hôte, il conserva pour lui la myriade de questions qui lui brûlaient les lèvres et s'en tint à ce qu'on exigeait de lui : il se montrait plus docile et obéissant qu'il ne l'avait jamais été, en fin de compte.

-Les dénis de grossesse. Tu en as déjà entendu parler, Ito ? C'est lorsqu'une femme, s'interdisant de croire qu'elle est enceinte, ne montre aucun signe de sa grossesse jusqu'au moment de son accouchement. Si le mécanisme n'est pas le même, les tenants et les aboutissants sont quant à eux similaires à ton cas. Le fait d'apprendre que tu es un vampire a dû t'aider à progresser de façon conséquente, n'est-ce pas ?
-Oui, c'est exact...
-Mais il peut rester des débris de cet interdit psychologique, qui t'a hanté depuis ta basse enfance. Contrairement à une femme enceinte, dont la condition est à la fois transitoire et soumise à un arrêt radical, tu as besoin d'étapes, de paliers pour en venir à te libérer définitivement de tes gênes de vampires et de leur aspect incontrôlable. La prise de conscience est la première étape. La seconde, c'est l'abandon. Et la troisième, c'est l'acceptation. Mais nous en rediscuterons un autre jour. Vous devez être épuisés, l'un comme l'autre. Allez vous trouver une chambre, et dormez. Vous bénéficiez de mon hospitalité, pour l'heure. Mon majordome vous amènera votre repas dans la soirée.
-Merci, votre altesse. Viens, Ito.
-Bien.

Il eut, nerveusement, un léger signe de la tête tout en pivotant pour quitter la pièce et, à cet instant précis, il aurait pu jurer d'avoir vu le sourire malicieux de la Reine Circé devenir quelque peu provocateur...
 
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Mar 22 Jan - 16:03


De l'enfant à l'adulte.

-Que voulait-elle dire par... Abandon, c'est bien ça ?
-Je n'en sais rien, Ito. Et même si je possédais la réponse à ta question, je n'en dirais rien. C'est à elle que tu devrais poser cette question, pas à moi.

La protestation qu'il voulut rétorquer, outré, mourut piètrement dans sa gorge tandis qu'il fermait la bouche, un peu bête. Il ne savait pas quoi lui dire, en vérité : il se sentait idiot d'avoir été impressionné par la proximité envoûtante de cette vampire somptueuse, tant et si bien qu'il regrettait de n'avoir pas été plus curieux. D'un autre côté, chose paradoxal, il était convaincu qu'il ne pourrait pas faire plus fructueux s'ils étaient à nouveau amenés à converser, y compris seul-à-seul : c'était comme si la présence de cette femme suffisait à le vider de toute sa conviction, de toutes ses certitudes. Ne demeuraient en son sein rien de plus qu'une espèce de soumission servile, à laquelle il s'acclimatait difficilement. Il n'avait pas décidé de rejoindre la marine pour courber l'échine devant la première venue... Au contraire, il avait choisi dûment de rejoindre cette force armée afin de faire valoir sa vision des choses, afin de se former, également, et afin de pouvoir en tout temps et en tout lieu jouir de sa propre personne comme il l'entendait. Or, il lui semblait avec le recul que la présence assommante de cette dame prestigieuse le privait d'une part de son libre-arbitre, de son intellect... C'était un peu comme si on le forçait à recourir au crétinisme, comme si on le décérébrait momentanément. Quel était ce tour de passe-passe ? Bien sûr, Ito était un homme et il en avait conscience, pleinement : il avait à plusieurs reprises pu être séduit par un joli minois, avait d'autres fois pu s'amouracher de formes voluptueuses et de corps aux silhouettes d'arabesques, mais il n'avait jamais laissé cette condition tribale prendre le pas aussi fermement. Dans la salle du trône, c'était comme s'il avait vu une part de sa personnalité être happée... Remarquant sans nul doute son désarroi, Amélia essuya sa bouche en la tapotant doucement par l'intermédiaire d'un chiffon blanc, qu'on leur avait apporté en même temps que leur repas, et prit la liberté de lui glisser quelques mots à ce sujet, comme dans l'optique de le rassurer quelque peu.

-Ne t'en fais pas. Elle me fait cet effet, à moi aussi.
-Vous... Vous voulez dire que... vous...
-Ne sois pas stupide. Les femmes ne m'intéressent pas. Ce n'est pas ce dont il est question. Elle intéresse, c'est tout. Elle charme. C'est son atout principal. Elle maîtrise si bien les arcanes vampiriques que nul ne pourrait, à ma connaissance, lui résister éternellement. Elle a un pouvoir de séduction incommensurable, voilà tout. C'est un mélange d'hypnose et d'illusion, pour le peu que j'en sais.

Elle avait semblé hautaine et lassée, l'espace d'un instant, mais s'était promptement ressaisie afin d'arborer une posture plus didactique, plus humble. En l'entendant, le Nabeshima comprit qu'il n'était pas une exception et, plus rassurant encore, que nul ne semblait réellement être à l'abri de ce type de manipulations. Cela étant, cela amena en lui un sentiment nouveau, comme une inquiétude dense et collante : si personne ne pouvait lui résister aisément, pouvaient-ils réellement lui accorder une once de confiance ? Le marine n'éprouvait à ce titre pas la moindre conviction : il laissa sa main chanceler jusqu'au pommeau de son katana tandis qu'il se remémorait péniblement les quelques souvenirs qu'il avait conservé intact de leur première rencontre. Elle avait si aisément put se tailler une place de choix, dans son esprit, afin d'y semer la fausseté... Avec le recul, il doutait sérieusement qu'une personne bien intentionnée puisse recourir à une telle manœuvre dans l'optique pure et dure d'asseoir son autorité : après tout, elle n'aurait eu qu'à lui demander poliment de se mettre à genoux, et il l'aurait fait docilement, pouvoir d'hypnose ou pas...
Un bâillement ostensible l'ébranla tandis que la commandante, à ses côtés, reprenait d'un ton ferme.

-Elle en joue. A une époque, le château dans lequel on se trouve était bondé de serviteurs ou de courtisans qui souhaitaient la séduire.
-Et maintenant, elle n'a plus que ce vieux majordome pour la servir...
-Il s'est passé quelque chose, ici. Quelque chose de grave.
-Quoi ?
-Tu ne le sauras jamais.
-Pratique.

Elle arqua un sourcil interrogatif mais il se contenta de hausser les épaules, n'explicitant pas davantage ses pensées. Il estimait ne pas avoir à être plus loquace lorsqu'on se contentait de lui balancer des palabres évasives, et elle sembla le comprendre après quelques instants d'absence : elle grommela, s'étira outrancièrement puis alla s'allonger sur l'une des couchettes qui se trouvait dans la chambre, où elle ferma les paupières en lui glissant quelques mots supplémentaires.

-Tu n'as pas à le savoir. Nous sommes ici pour t'entraîner. Rien de plus.

Une fois de plus, il ouvrit la bouche pour, en définitive, ne trouver rien d'autre que le silence à lui objecter. Elle n'avait pas tort, et il savait que si la Reine Circé l'intriguait autant, cela n'impacterait en rien la présumée efficacité des enseignements qu'elle aurait à lui fournir. Amélia avait l'air de lui faire confiance : il n'avait d'autre choix que celui de s'en remettre à son jugement. Alors que le sergent-chef s'apprêtait à aller s'allonger, il en fut néanmoins empêché par un mal de crâne sourd et soudain, qui l'immobilisa violemment. Il demeura immobile et silencieux secouant la tête comme afin de le chasser, puis vit la pièce s'obscurcir jusqu'à ce qu'il ne parvienne à ses yeux plus la moindre lumière : il perdit connaissance, sans même protester d'aucune sorte.
 
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Mar 29 Jan - 17:44


De l'enfant à l'adulte.

Les souvenirs qu'Ito conserva de la suite de cet endormissement imprévisible furent flous. Il pouvait, sans l'ombre d'un doute, se remémorer exactement ce qui avait précédé son inconscience : il avait à l'esprit les mots de la commandante, leur tonalité exacte, la mimique qu'elle avait affiché au moment de sombrer, le contact doux de sa tenue avec sa peau, le silence de plomb qui les entourait tout deux... Tout jusqu'à son inconscience demeurait étonnamment limpide, comme s'il n'avait à la vérité jamais réellement vécu d'instant transitoire, comme s'il était passé d'un état à un autre sans le moindre liant. Pourtant, ce qui lui reviendrait à la suite de son réveil demeurerait brumeux, opaque et incompréhensible durant des années durant : était-ce là, une fois de plus, un frein de sa psyché souhaitant lui épargner les plus lugubres détails, ou était-ce simplement un adieu de la part de ce monstre qu'il avait longtemps durant logé en son sein, comme sa dernière manifestation tangible, sa signature ultime ?
L'odeur du sang, entêtante à souhait, agressive jusque dans sa gorge. Le goût de celui-ci, et sa chaleur infamante, qui se répandait aussi bien le long de ses crocs et sur le pourtour de ses lèvres que sur son menton, puis sur son buste, sans aucun égard pour sa peau propre et dégarnie des cicatrices qu'on trouvait en grand nombre sur le commun des soldats. Le froid de la pierre, sous sa voûte plantaire, dépossédée des chaussures qui les enserraient habituellement, et la sensation désagréable et bestiale de la chaire qu'on arrache à grands coups de griffes... Puis une autre odeur, moins familière au jeune homme qu'il était alors : une odeur de stupre, moins aigre sans être moins assommante, moins débilitante. Une chaleur, à la fois plus douce et plus complice, pas dénuée pour autant d'un semblant de soumission, d'un aspect de domination. Une sensation, plus grisante que les autres, contraignant son corps tout entier à une crispation subite et sommaire... Puis un éveil, progressif, encore et toujours parsemé de zones d'ombres, de ténèbres insondables desquelles nulle lueur ne semblait percer. Le Nabeshima avait oublié l'essentiel, mais ses capacités cognitives étaient bien assez développées pour lui permettre d'imaginer ce qui avait pu advenir, ce jour-là. Et quelques certitudes lui furent par ailleurs confirmées, de la bouche même de la Reine Circé : comme la façon dont il avait tué son majordome, afin de se repaître de sa chaire.

Lorsqu'il ouvrit les yeux, à nouveau maître de lui-même, il comprit, hébété, qu'une partie de ces heures écoulées lui avait été dérobée à tout jamais : qu'il avait cédé son libre-arbitre au monstre qu'il nourrissait en son for intérieur, depuis sa naissance, et qu'il tentait tant bien que mal de canaliser. Les sensations, comme un tourbillon, refirent surface peu ou prou simultanément : sa vue s’accommoda péniblement à l'obscurité ambiante tandis que sa peau nue frissonnait au contact poisseux des pavés froids qui filaient sous lui. L'odeur se matérialisa à nouveau, comme s'il était proprement incapable de s'y accoutumer durablement : cette odeur pestilentielle, cette odeur de fer, de sang, d'entrailles. Il comprit qu'il baignait dans du sang, du sang qui n'était pas le sien, mais qu'il n'était pas étranger à ce déluge improbable. Il sentit quelque chose d'immonde le gêner, sous ses ongles : il n'eut pas besoin du moindre regard pour comprendre ce dont il s'agissait. Son cœur cessa de battre, et son estomac se retourna : il lutta contre une nausée, qu'il réprima difficilement, mais il se redressa néanmoins plus précipitamment que jamais, en proie à un dégoût viscéral. Tout ce qui figurait autour de lui le répugnait : de sa propre nudité, assumée au beau milieu de ces remugles funestes, aux regards qui le lorgnaient dans un silence faussement pudique. Il sentit une angoisse vertigineuse s'emparer de lui tandis que la Reine Circé, assise sur son trône, levait un verre rempli d'un liquide carmin dans sa direction, dans lequel elle trempa finalement ses lèvres pourpres. Ce n'était pas du vin, et ce détail cru rajouta encore un peu de monstruosité au tableau profane qui l'emprisonnait alors. Mais le sergent-chef ne demeura pas éternellement focalisé sur cette silhouette pâle comme la lune : sa beauté envoûtante le rendait mal à l'aise, car elle se complaisait parfaitement de la laideur qui séjournait ici, dans cette salle du trône. Du sang, des viscères, de la chaire et des os, et elle, belle et souriante, comme si tout ceci n'avait jamais été qu'un jeu.

Si l'envie de prendre ses jambes à son cou tarauda bien évidemment le jeune sabreur, il n'eut jamais la force de franchir ce cap : il était plongé dans un tel effroi que le rationalité lui faisait cruellement défaut. Néanmoins, ce qui expliqua bientôt sa léthargie fut la présence d'une silhouette, recroquevillée non loin du trône, elle aussi complètement nue : la commandante Satochi, sa supérieure directe. Contrairement à lui, elle semblait s'assumer pleinement, y compris au sein d'une scène si macabre : son corps peinturluré du vermeil hideux qui tapissait les lieux, elle plantait ses crocs directement à la source de cette hémoglobine répandue partout... Dans la carotide du majordome qui, mort depuis belle lurette, semblait si blême qu'il était peu probable qu'elle eut encore quoi que ce fut pour se sustenter. La respiration du Nabeshima, à cette vision, s'accéléra drastiquement. Ses yeux, déjà exorbités, s'écarquillèrent plus encore et son corps, tendu comme jamais, se mit à trembler sous l'effet de la peur, glaçante, qui lui nouait les entrailles depuis son éveil. Tout ici lui paraissait trop grotesque et trop ignoble pour être réel, et son réveil récent contribuait à lui faire croire que tout ceci n'était qu'un songe, qu'un cauchemar répugnant. Il comprit toutefois qu'il n'en était rien lorsque la voix de la Reine Circé claironna et qu'un gémissement de délectation quitta les lèvres d'une Amélia dans une transe manifeste.

-Ito. Tu es à nouveau parmi nous ? La bête en toi s'est une nouvelle fois manifestée, j'en ai bien peur... Plus virulente, plus sanglante que jamais. Tu as tué mon majordome. Sans arme. Par la seule force de ses doigts, de tes griffes, de tes crocs...
-Non...
-Oh, si... Mais tout va pour le mieux, sois rassuré. Tu te souviens de ce que je t'ai dit ? La seconde phase. L'abandon. C'est chose faite. Et si tu ne veux pas sombrer à nouveau, tu n'as plus qu'une phase à traverser. La plus simple d'entre toutes. L'acceptation.
-Qu'est-ce que vous m'avez fait... ?
-Tu es en état de choc. Je ne t'ai rien fait. Tu t'es éveillé seul, affamé. Tu as voulu t'en prendre à Amélia : elle a riposté. Votre combat a attiré l'attention de ma majordome, et tu l'as traqué jusqu'ici, où tu l'as mis à mort...
-Vous mentez...
-Tu l'as tué, Ito, mais tu ne t'es pas arrêté là. Tu t'es livré à d'autres... Pulsions. Avec Amélia. Avec moi. Tu nous as violenté pour obtenir ce que tu désirais de nous...
-Vous m'avez manipulé...
-Face au sang, face à la mort, Amélia semble avoir perdu le contrôle... Son profil est à la fois proche et différent du tien. Elle a accepté cette facette secrète de son être depuis longtemps. Elle a commencé à se maîtriser en sachant que sa bestialité lui causerait des ennuis : mais elle n'a jamais renoncé à sa sauvagerie latente pour autant. Elle voulait t'utiliser. Pour trouver des proies, pour se les attribuer. Tout n'était qu'une chasse. Tu étais son limier.
-Ce n'est pas vrai, ça ne peut pas l'être...
-Elle a décidé de te permettre de devenir maître de toi-même lorsqu'elle a compris que te laisser céder à tes pulsions de manière occasionnelle lui serait néfaste. Elle serait tenue pour responsable de tes écarts de conduite... Et tu ferais un chien de chasse bien plus efficace si tu maîtrisais tout ton être, toutes les compétences qui t'ont été offertes, à ta naissance. Tout cela l'a amenée à pécher d'orgueil, et à t'amener à moi. A croire que je pourrais t'aider, comme je l'avais aidée, elle... à te transformer en son pantin, sans m'offrir mon dû.
-Vous essayez de me manipuler...
-Oui, c'est vrai. Je t'ai plongé dans une illusion puissante, Ito. D'une certaine façon, je t'ai drogué. Tu n'as pas éveillé le vampire qui est en toi seul, par simple pulsion de violence. En revanche... Amélia l'a fait. Elle a toujours pu le faire. Elle est sauvage. Elle ne vit pas dans la même réalité que toi. Ce qu'elle fait au service de la marine ne l'empêche pas de traquer et d'abattre des innocents, pour se sustenter de leur sang. Elle ne s'en vante jamais, bien sûr, et fait en sorte de cacher les preuves quand ses traques en laissent derrière elle... Mais ça ne l'empêche pas d'être un monstre. Contrairement à toi. Tu n'es responsable de rien. Elle voulait que tu le sois. Tu ne penses pas... Qu'elle devrait payer ?

La peur, l'incompréhension, l'impuissance, tout ceci fut savamment manipulé par la Reine Circé pour déboucher sur une autre émotion, à la fois plus fiévreuse, plus intense, et plus malléable. La haine. Tout était de la faute d'Amélia : cette petite idée, plantée puis arrosée généreusement au fin fond de son esprit, prit forme et germa inexorablement, sans qu'il ne puisse user d'idées fraîches et de retenue pour la tempérer. Il avait été privé de son libre-arbitre, celui-là même qui l'aurait potentiellement poussé à la modération, à ne surtout pas faire un usage abusif de la force... Et il ne restait finalement qu'en lui un dégoût colossal pour Circé, pour Amélia, et par extension pour tous les vampires qui usaient de leurs gênes pour martyriser les pauvres gens, pour s'approprier leur corps, pour en jouir indécemment. Ito sentit ses mâchoires se crisper et se resserrer sans pouvoir jamais tenter de les en empêcher : la furie s'emparait de lui, cette fois-ci sans qu'il n'ait à céder du terrain au monstre qui était en lui. La chose ne vivait plus en lui : elle était lui. Ces deux êtres, aussi distincts qu'indissociables, s'étaient unis l'un et l'autre à cause du traumatisme ayant succédé à son réveil : il n'était plus aussi candide qu'auparavant... Mais il n'était pas forcément capable de clairvoyance constante, à son grand dam. Non sans lenteur, le jeune homme fit un premier pas, puis un second, dans la direction de celle qui l'avait entraîné ces derniers mois, qui avait été envoyée par Ericken afin de le materner, de l'épauler au mieux. Il n'avait pas seulement envie de trouver un responsable à ce carnage, autre que lui : il en avait besoin, pour se rassurer, pour estimer qu'il n'était pas en faute, qu'il n'était pas de ceux qu'il avait juré de traquer et d'arrêter au péril de sa propre existence. Il devait être certain de ne pas être un monstre... pas de son plein gré, en tout cas. Contrairement à elles. Ses pas, isolés et pesants, devinrent finalement plus frénétique : jusqu'à ce qu'il avale la maigre distance qui les séparait encore en se jetant sur elle, en la renversant brutalement, sans le moindre ménagement pour le cadavre encore tiède. Quelqu'un devait payer, pour ce qu'il avait commis : il ne pouvait pas extérioriser sa rage et sa frustration sur le vampire qui se nourrissait de son ignorance, durant les années écoulées, alors il allait faire en sorte de l'extérioriser sur autrui.

Pourquoi s'en prenait-il à elle, plutôt qu'à Circé ? La raison la plus évidente était aussi la plus inavouable : il se savait trop faible pour lui causer du tort. Il n'était plus lui-même, il avait cédé à la colère, mais même dans cet instant de déchaînement brut, il n'ignorait pas les rapports qui les unissaient et qui instauraient une certaine domination entre eux. Amélia était douée, mais elle n'était clairement pas hors de sa portée... Leurs entraînements les plus récents avaient pu le leur montrer. Plus le temps passait, et plus le jeune homme la surclassait, tant sur le domaine de la vitesse que celui de l'agilité, de la réactivité, de l'improvisation... A ce titre, les allégations de la commandante étaient vraies : il était effectivement plus prometteur qu'elle ne l'avait jamais été. Sauf qu'elle avait omis une autre vérité, plus glaçante sans doute... Il était d'ores et déjà plus fort. Il eut de surcroît le luxe de la prendre par surprise. Ito la renversa donc, sans crier gare, et s'acharna afin de la malmener sans jamais lui laisser le temps de retrouver son sang froid et son aplomb. Il savait, depuis le temps, qu'il était stupide de laisser à un opposant le temps de se remettre de ses émotions. En l'état des choses, ils étaient tout deux désarmés, mais tout deux ne souffraient pas de l'absence de leur lame aussi drastiquement... Les enseignements qu'on avait pu livrer au sergent-chef lui avaient notamment permis d'apprendre à manier le rankyaku, le geppou et le soru, trois arcanes qui échappaient définitivement à la compréhension de la Satochi, et trois arcanes qui lui permirent de prendre l'ascendant dès le début des hostilités pour ne jamais l'abandonner.

 
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Jeu 14 Fév - 12:16


De l'enfant à l'adulte.

L'odeur de la poudre, entêtante, n'était pas incompatible avec celle du sang, autrement plus obsédante. C'était une leçon qu'on marquait au fer rouge dans les esprits des jeunes qui rejoignaient les rangs de la Marine, la tête pleine de rêves de gloire et de puissance... Combien d'entre eux avaient pu déchanter cruellement, à la suite d'une désillusion aussi glaciale qu'inattendue ? Le premier bain de sang, c'était généralement là que tout se jouait, là que se forgeait la témérité infaillible d'un être ou, au contraire, sa couardise qui lui collerait à la peau jusqu'à la fin de sa piètre existence. Il arrivait bien sûr que des gouvernementaux fassent toute une carrière sans jamais être confronté à pareil spectacle macabre... Mais d'autres les enchaînaient quotidiennement, comme s'il s'agissait là d'une malédiction qui leur était propre, et dont toute conception échappait à la logique humaine. Si Ito ne faisait partie ni de la première, ni de la seconde catégorie, il allait sans dire qu'il penchait nettement plus généreusement en faveur de la seconde... L'odeur du sang ne lui était pas inconnue. C'était même tout le contraire : elle lui était à présent terriblement familière. Où qu'il aille, il avait la sensation désagréable de pouvoir la humer, cette essence ferrugineuse qui rendait l'atmosphère moite, oppressant. Et ce jour-là n'y fit pas exception.
Combien de temps s'était-il passé depuis sa rencontre avec la Reine Circé ? Combien de temps depuis la mort de la commandante Satochi, infligée par ses soins ? Des jours, des semaines peut-être. La suite n'avait été qu'une succession d'errance. Une intuition désagréable ne voulait plus le lâcher d'une semelle : c'était comme s'il n'était plus lui-même, comme si deux parties franchement nettes de son être s'étaient réunifiées et qu'il avait par conséquent vu divisé par deux l'influence qu'exerçait sa psyché d'autrefois. Il s'était assagi, sans nul doute, mais également cruellement terni... Envolé, le gamin aux rêves candides. Disparu, l'apprenti ivre de savoir et d'entraînement. Désormais, le sergent-chef Nabeshima était devenu ce qu'on attendait qu'il soit : un soldat dur et froid comme l'acier par le biais duquel il tranchait. Il s'était façonné en une lame cruelle et mordante... un rôle qui lui convenait tout-à-fait, tant qu'il ne se posait pas la moindre question, pour sûr.

-On doit les repousser, on va manquer de poudre ! Faut que notre ligne recule jusqu'à l'approvisionnement...
-Je m'en charge. Éloignez-vous, commandant.
-Sergent-chef ? Mais enfin, vous n'y pensez pas...

Il avait décidé qu'il ne rejoindrait pas le contre-amiral Armstrong d'entrée de jeu. Il avait besoin de temps afin de se ressourcer, afin de retrouver une part de son bien-être portée disparue. Le contre-amiral avait besoin d'hommes forts à ses côtés, pour l'épauler. Pas de bombes humaines ambulantes... L'exécution d'Amélia avait remué le garnement qu'il était jadis : cela allait sans dire. Tant et si bien que l'homme qu'il était devenu en portait encore les stigmates. En silence, il quitta la tranchée où lui et bon nombre de soldats étaient réunis, armes aux poings. Cette posture invraisemblable sembla déconcerter les révolutionnaires qui, parqués à l'autre bout du champ, cessèrent de faire feu avant de se rendre compte qu'Ito ne brandissait pas le moindre drapeau blanc. Un vague flottement eut lieu, et les détonations reprirent de plus belle. Plusieurs balles vinrent frôler l'uniforme de l'épéiste... Et une autre menaça de s'écraser en plein dans son front. Sans succès : il la dévia d'un geste expert, d'une précision si minutieuse que la main d'un chirurgien aurait semblé maladroite, mise en comparaison. Le commandant, demeuré en retrait, bouche bée, sembla comprendre qu'il n'avait pas n'importe quel sergent-chef face à lui : la force de ce dernier était vertigineuse, a minima similaire à celle d'un colonel densément expérimenté... Et il donna immédiatement les ordres que l'on attendait de lui, tandis que d'un pas lent mais assuré le jeune homme continuait sa progression désabusée.
Il avait quitté les décombres de ce palace et cette île lugubre à souhait sans prendre le temps de discuter nullement avec la Reine Circé : elle n'avait même pas cherché à l'arrêter, par ailleurs. Il avait laissé derrière lui le cadavre de sa supérieure, ne parvenant pas à affronter la vision de ce macchabée déchiqueté dont les similitudes avec celle qu'il avait connu s'énuméraient sur les doigts d'une main, tout au plus. Néanmoins, le Nabeshima n'avait pas irrémédiablement enterré toute cette sordide affaire... Il devait simplement progresser. Encore et toujours, inexorablement, parcourir ce chemin qui semblait infini durant lequel sa conscience, ses muscles et sa lame finiraient par se forger, pour de bon. Il devait la surclasser en tout point, elle, Circé : lorsque ce serait chose faite, il n'aurait plus qu'à lui rendre une ultime visite, afin d'en finir définitivement avec tout ce qui subsistait de néfaste en lui. Le vampire qu'il était n'était dorénavant plus un ennemi : c'était une part de son être... Mais cela ne signifiait pas pour autant qu'il était totalement en paix avec ce concept de cohabitation. Et surtout il devait, d'une manière ou d'une autre, venger l'affront qui avait été commis à son égard et dont la Reine n'était pas étrangère du tout.

Un épéiste criminel, de l'autre côté du no man's land, imita la posture du Nabeshima et s'extirpa de la tranchée qu'il occupait jusqu'alors en dégainant son sabre. Une arme de bonne facture, estima le vampire malgré la distance qui les séparait encore... L'éclat du soleil qui irradiait son acier lui permettait d'en éprouver la certitude. L'épée vieillissante d'Ito faisait pâle figure, en comparaison, mais il était des sabreurs qui pouvaient triompher de leurs opposants avec un simple couteau à beurre... De quoi lui redonner foi en sa vieille lame, donc. Sans piper mot, probablement conscients, l'un comme l'autre, que des discussions en pareille situation n'auraient été guère plus qu'une perte de temps, les deux hommes se jetèrent l'un contre l'autre et firent chanter l'acier : les assauts devinrent frénétiques et les épées se quittèrent pour se retrouver d'autant plus furieusement tandis que les appuis de leurs utilisateurs se stabilisaient. Les deux bretteurs campaient sur leur position, sans que ni l'un ni l'autre ne soit en mesure de prendre l'ascendant : il régnait sur leurs faciès respectifs une concentration infaillible, et ils se toisaient d'un regard froid pourtant dépourvu d'animosité, comme si leur simple notion de devoir suffisait à en faire des frères ennemis.
Alors qu'un coup plus vif que les autres l'obligeait à céder un pas en retrait, le sergent-chef songea à tous les progrès parcourus depuis qu'il avait décidé de rejoindre les rangs du Gouvernement Mondial. Hato lui avait permis d'acquérir les bases du maniement des armes blanches, pour sûr, mais il n'avait commencé à progresser réellement qu'à partir du moment où sa route avait croisée celle de Nathanael Armstrong, ce cyborg aux allures patibulaires et rigoureuses, rapidement devenu pour lui comme un père de substitution, comme un modèle qu'il lui fallait égaler. Le soutien indéfectible du vice-amiral Ericken lui avait été précieux, également, tout comme le tutorat de feu la commandante Satochi... Le vampire qui s'ignorait avait pris conscience du mal qui l'habitait, puis avait réussi à le dompter. Le bretteur maladroit avait développé la musculature autrefois fébrile de son corps pour devenir un athlète accompli, puis un combattant robuste. Le garnement impressionnable avait pris du plomb dans la cervelle au point d'être un jeune homme hésitant, puis un gradé convaincu, que rien ne faisait trembler.
En un mot comme en mille, il venait d'achever son parcours initiatique, celui qui avait fait de lui un homme mûr et mature.


L'acier tinta, encore et encore. Leurs pas amenèrent les deux bretteurs à tournoyer, face à face, à ne pas se quitter des yeux, à darder l'autre d'offensives meurtrières, toutes contrecarrées également. Des pirouettes aboutirent à de gracieuses esquives, tandis que des frappes vigoureuses éloignaient la mort avec la fièvre d'un danseur éméché : ni l'un ni l'autre des épéistes n'éprouvait l'envie de tomber, ce jour-là. Le révolutionnaire, fort de son expérience, se rendit bientôt compte du talent brut et pur de son opposant, promis aux plus hautes consécrations, aux plus hautes médailles, pour peu qu'on laissât à sa maturité le temps de s'installer, de fleurir pleinement. Le marine, de son côté, comprit que tous ses efforts ne l'avaient pas pour autant rendu omnipotent et qu'il existait encore des criminels suffisamment redoutables pour résister à ses assauts. Les secondes s'écoulèrent, filèrent et devinrent des minutes, s'engrangèrent inlassablement sous les regards ébahis des hors-la-loi demeurés en retrait, lesquels épiaient cette danse formidable avec un soupçon d'envie et de respect. Les corps des deux sabreurs, forts de leurs entraînements réguliers et intensifs, ne semblaient pas même éprouver l'effet de la fatigue : c'était comme s'ils avaient pu danser la journée entière, s'ils en avaient éprouvé l'envie.
Et ce fut à ce moment-là qu'Ito prit la décision d'adresser à son for intérieur une promesse qu'il tiendrait assurément.
Il ne faiblirait jamais plus.

 
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