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J’en ai pas. T’es quoi toi comme espèce ?-
Un homme-chat, ça se voit pas ?La bouche en « o » et les yeux grands ouverts, Jiva détailla de haut en bas la drôle de créature qui venait de l’aborder. Des phénomènes, elle en avait vu plusieurs circuler dans les environs de l’étage, pour autant elle n’eut jamais l’occasion de voir un homme-bête de cette espèce. Alors, désormais, la jeune fille était en train de s’imaginer ce à quoi pouvait ressembler un simple chat. Le matou s’étant présenté à elle était vraiment grand, certainement quatre mètres, et son envergure était proportionnelle. Le pelage violacé et les yeux vilains : ce gars avait tout pour plaire. Un peu de couleur et d’exotisme dans ce monde terne et morose.
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Tu sais, des hommes-bêtes il y en a des tas. C’est de loin pas le plus surprenant. T’en dis quoi Pico ?-
J’avoue que… après toutes ces années… je préfère donner ma langue au chat ! Héhé, t’as compris ?- Spoiler:
Lao Rance ; Pico Toc

Deux voix rocailleuses s’immiscèrent dans le rencard improvisé de Galéon, nouvel arrivant. Ils s’agissaient des deux vieillards, l’un ayant l’air un poil plus aigri que l’autre. C’était quoi ce cirque ? Déjà on l’emmerdait à gâcher son affaire, puis on le critiquait ? Les poils de la bête se hérissèrent dans un feulement, son visage se fronça en une grimace outragée.
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T’insinues quoi par « de loin pas le plus surprenant » le vioc’ ?-
T’inquiètes pas le pôtit chat, Lao et Pico sont juste aigris, en même temps regarde les autres types qu’on se trimballe. Elle grimaça en pointant du pouce l’autre bout de la cellule où certains captifs comatèrent de famine. Sa main libre se balada alors sur le bide du nouveau.
T’es cool toi, coloré et doux, tu ferais un bon coussin ! On devient potes ? Le bras de Jiva roula sur l’épaule puis la nuque du félin, lui présentant sous le menton la broche de viande humaine qu’elle mangeait jusqu’alors.
Si t’acceptes, je te file mes restes.-
Deal. Conclut le Toth, riant déjà en son for intérieur. Définitivement, il n’allait pas s’ennuyer en vieillissant ici.
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« C’est quoi ton matricule ? »
Une question banale au sein des prisonniers, pour certains il s’agissait d’un moyen d’avoir une idée de quand son compère s’était fait incarcérer, pour d’autres chanceux c’était une façon de se vanter : avoir des chiffres en double ou en triple, à défaut de leurs chiffres préférés. De façon générale, personne ne refusait de filer cette suite de quatre chiffres qui définissait leur identité nouvelle dans ce monde exilé. Certains l’oubliaient, d’ailleurs. Concernant Jiva, cette question avait une réponse bien étrange : elle n’en reçut aucun à son arrivée ici, plutôt personne n’eut l’occasion de lui en attribuer. Après tout, la gamine était née ici dans cette cellule. Elle se demandait parfois, lorsqu’on lui posa la question, si elle n’aurait pas dû reprendre le matricule D1251. Ça aurait été là le seul lègue de la part de sa mère.
De cette femme, la céruléenne n’eut aucun souvenir. Elle ne savait d’ailleurs pas grand-chose d’elle, sauf que Lao et Pico avaient fait partie du même équipage : Lao étant le second, Pico le troisième. Ces deux-là avaient pris la nouvelle-née sous leurs ailes, suite à la mort de sa maternelle dans des circonstances qu’ils ne voulaient lui préciser – à dire vrai, l’enfant n’avait jamais trop forcé pour. Jiva apprit que sa mère s’appelait Toriel, mais c’était une chose anecdotique, cette femme était enceinte de quelques semaines lors de son incarcération. Elle tint bon grâce à l’aide de ceux qui étaient les véritables tontons de Jiva, mais quelques semaines après un accouchement douloureux, elle mourut. D’après les autres prisonniers, D1251 avait été retrouvée le crâne flanqué entre deux barreaux. C’étaient des choses qui arrivait quand folie et famine vous submergeaient complètement. C’était que ces foutus gardes se contentaient du strict minimum pour mêler survie à agonie, leur but n’était pas de laisser crever leurs prisonniers, simplement de rendre leur vie abjecte et détestable. Ce pour qu’ils finissent par se haïr d’avoir vécu une vie de crimes.
La fille laissée pour orpheline fut alors éduquée du mieux qui pouvait l’être dans ce milieu peu familial. Heureusement, la céruléenne était de ceux qui avaient un peu de chance dans leur malheur : même née sous une mauvaise étoile, on pouvait toujours y trouver bon compte. Lao Rance était plutôt respecté dans sa cellule composée en majeure partie par son ancien équipage. Aussi, il pouvait œuvrer sans conflits internes pour au mieux maintenir en vie et élever l’enfant de leur capitaine : celle dont les traits étaient voués à leur rappeler l’homme qui les avait conduits au-delà de nombreux périples, au-delà de la ligne d’horizon que le commun se contentait de loucher. Un certain Djaul, Ednah D. Djaul. Si dans ce milieu austère et pauvre en ressources cela paraissait tâche complexe, le Rance avait pour allié l’un des meilleurs : Pico Toc, un pirate senior qui était béni de la malédiction du sac-à-main. Ce pouvoir lui permettait de se transformer en un homme-sac dont l’intérieur était une grande pièce qu’il pouvait lui-même aménager. Le forban expérimenté à force de vivre sur le Nouveau Monde était botaniste : les nomades voguant sur ces mers agitées n’avaient souvent aucune garantie de leur propre survie, lui en était une, en quelque sorte. Peu importait si le bateau se faisait emporter par l’humeur mauvais de l’océan, tant que le Toc était là ses camarades auraient de quoi se nourrir. De fait, on le surnommait « Le Maraîcher ».
Pendant ses premières années, la jeune Jiva passa une grande partie de son temps dans la dimension gérée par Pico. Une véritable serre en intérieur, où étaient cultivés bons nombres de légumes dans un cycle bien conçu. Evidemment, pour le bon développement d’un corps humain, il fallait bien de la viande. Ici-bas il n’y avait qu’une seule solution : attendre que l’un des voisins de cellule meure pour s’en faire un repas sur plusieurs jours. Il arrivait parfois d’achever les plus faibles, mais il fallait se faire discret ou en obtenant un consensus afin de ne pas ébruiter la chose et donner une autre raison aux gardes pour vous taper dessus, voire pire. Pas de moyen de cuisson, ici, hormis le sol bouillant de cet enfer dans lequel tous étaient captifs. Le palais de l’enfant n’eut donc réel loisir de se développer : une viande crue et tiédasse, toujours les mêmes légumes, et un cadre de vie pas fascinant.
C’était là ce qu’était sa vie. Une chaleur peu supportable auquel son corps s’habituait avec le temps, toujours les mêmes repas rationnés et les humeurs changeantes des autres prisonniers. Tantôt du désespoir et des pleurs, tantôt de la violence et folie. Certains se dénotaient bien sûr, s’ils étaient dans d’autres cellules ils essayaient dans devenir les pseudo-boss : comme si, même restreint dans ces conditions minables, ces choses avaient encore un sens. De toute façon, les interactions sociales et ce qui en découlaient : tout ça, c’était du charabiât peu compréhensible pour Jiva. Comment pouvait-on comprendre les autres sans connaître leur histoire ? Plus encore, sans savoir d’où il venait et à quoi pouvait ressembler leur vie dehors.
Le dehors : bien des fois, celle qui était née captive interrogea Lao et Pico à ce sujet. Que se trouvait-il à l’extérieur de cette prison, plus qu’au-delà de sa petite cage ? Un monde extérieur en majorité recouvert d’étendues d’eau salée dont l’humeur changeait au gré des jours. Des îles variées, tantôt désertiques, tantôt très urbaines. Des montagnes de neige, ce sable blanchâtre et froid ; des volcans qui crachaient de la lave, cette eau écarlate et brûlante ; un archipel d’arbres géants produisant des bulles de savons, des sphères fines diffusant la lumière étrangement ; et tout un tas d’autres choses qu’il était difficile d’imager pour une personne n’ayant jamais sorti son nez de ce milieu carcéral. Enfant, Jiva pouvait essayer de rêver d’une vie complètement libre, sans aucune restriction ni personne pour lui dire quoi manger ou comment se comporter avec autrui. Une vie où elle aurait pu manger autre chose que ces foutues patates mal croquantes et de la viande sans goût.
Un constat vint cependant briser cette fascination qu’elle développait pour le dehors : jamais elle n’aurait pu s’y rendre. La raison était simple, personne ne sortait d’Impel Down. Pas même les plus gros margoulins qu’étaient bazardés dans ces cages pour devenir l’ombre de ce qu’ils avaient été en quelques jours. Était-ce injuste ? Que la gamine ait vu le jour sans avoir son mot à dire quant à sa liberté ? Si parfois l’enthousiaste qu’elle pouvait être arrivait à s’amuser en se moquant de l’état déplorable des autres prisonniers jonchant sa cellule, quitte à parfois les cogner et se prendre une rouste, ses journées se relayaient bien lentement. Aussi elle tomba dans la routine et, lorsque l’on fait le constat que l’on est dans une routine – un pattern qui vous contrôle – c’est là le parfait terreau pour un profond ennui.
Entourés de gens déprimants, il était facile d’avoir également des moments de vide. Ces moments où il n’était plus possible d’occulter sa captivité, malgré ses deux tontons et ses façons de s’amuser. Chaque matin, Jiva devait subir une torture quotidienne des deux secondes de réglage de son cerveau. Deux secondes, à chaque réveil. Deux secondes pendant lesquelles elle pouvait se croire partout, n’importe où et peu importe où. Puis son esprit s’allumait et ses yeux se mettaient à reconnaître l’endroit, comme si la sentence tombait à nouveau : cloitré dans ce neuf mètre carré, avec un douzaine d’autres personnes – modulo les nouveaux venus et les possibles morts.
L’humain, plus qu’un animal social, était une véritable éponge comportementale. C’était encore plus vrai pour un enfant grandissant. Les façons de parler, les manières d’agir, les tics et les tocs, les façons de se tenir et bien d’autres choses pouvant paraître anodines pour un adulte : chacun avait sa manière d’être et l’ensemble de plusieurs donnait un environnement. Ce dernier constituait un référentiel de standards pour un gosse y évoluant, d’autant plus s’il était éduqué légèrement. Être entouré de brutes, de vicelards et de malfrats avaient ainsi un clair impact sur ce que pouvait être Jiva. Elle était ainsi directe, se fichant presque d’autrui : leur état de santé mentale ne la concernait pas, ici, c’était chacun pour sa pomme. Sauf la famille, sauf ces quatre mains qui se tendaient vers elle pour la nourrir et lui raconter des choses. L’amour n’était pas une notion que la gamine apprit à comprendre. Chacun avait son utilité et l’attachement relevait d’un intérêt commun, du moins c’était ce qu’elle pensait.
L’arrivée de Galéon, en 1495, changea la dynamique de ce cadre bien monotone. Lui avait dix-huit ans, elle douze ans.
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Archipel Shabondy, début 1505.
- Spoiler:
Enola Swann
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Mike ? Je prends la relève à la demande d’Oduf.-
Oh… cool, j’imagine. Tiens, oublie pas de les nourrir avant de partir.Shabondy, Grove 23, zone de non droits, au-devant de la succursale d’une échoppe douteuse Mike Taï fut congédié pour partir en repos. Le néon grésillant du couloir lui présentait la nouvelle de leur petit groupe : une certaine Enola. Cette dernière s’était jointe à eux en s’acoquinant avec leur boss Oduf. Tsuze Oduf, petit criminel notoire qui essayait de se faire un nom à plus large échelle. Aussi, le subalterne laissa son trousseau de clefs du local à la rousse sans plus de questions : à lui le week-end. D’un rictus, Enola Swann contempla les clefs dans sa main gantée en repensant à son objectif. Elle avait mené sa barque jusqu’ici plutôt bien : son infiltration dans le petit gang s’était faite en douceur en s’érigeant elle-même en négociatrice. Pour cela, elle dut faire bon usage de quelques informations qu’elle obtint du Cipher Pol et de la Marine pour bien se vendre auprès d’Oduf. Le Cipher Pol, oui, car Enola avait rejoint le CP7 depuis plusieurs mois désormais. Ce sous l’impulsion de son grand-père étant parti à la retraite. C’était pour lui que la rousse en était là en ce jour, elle allait à elle seule démanteler un petit gang en libérant les humains qu’il s’apprêtait à commercialiser à d’autres cartels ou équipages pirates.
Fière d’elle, l’agent ouvrit ainsi le local d’une vingtaine de mètres carrés pour y découvrir les trois cages contenant chacune des personnes. En tout il y en avait une quinzaine. Elles étaient là, tassées et dépitées. Pour seule lumière et air frais deux fenêtres avaient été laissées entrouvertes par Mike. C’était pour lui comme s’occuper de chats, de toute façon personne n’allait sortir de sa cellule, donc on s’en foutait de la sécurité à ce niveau, non ? Les yeux pétillants, Enola s’approcha donc de la première cellule, attirant l’attention de certains captifs qui trouvèrent la force de brailler. L’agent s’arma alors d’une des clefs pour s’annoncer.
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Je vais vous sortir de-Là, une ombre difforme fonda sur elle avant de la percuter dans l’estomac. Son corps s’arqua tout entier, ses yeux presqu’exorbités par la douleur, sa langue toute sortie, la gueule ouverte. Lorsque la Swann tomba sur le sol, elle put reprendre ses esprits et voir deux silhouettes se mettre en action. L’une d’elle, bien plus grande et imposante que l’autre plutôt féminine, se pencha vers l’agent du Cipher Pol pour récupérer les clefs des cellules. Le doute assaillit ainsi Enola : peut-être que ces types étaient du même camp qu’elle, au final. Elle tenta ainsi d’en savoir plus.
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Pourquoi faire ça ? Souffla-t-elle en douleur, les yeux mouillés face à cette situation imprévue.
Vous pensez que je vais les maltraiter ou les trafiquer ? Sachez que je ne suis pas de ces gens-là, je- -
On s’en fout, on sait même pas qui t’es et on a pas envie de savoir. Une voix de basse lui répondit et la lumière fut complètement mise sur le corps de ce qui s’avérait être un homme-chat au pelage violet.
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Tout comme Galboy, rien à cirer. Cette fois-ci une femme, plutôt jeune, la voix arrogante.
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Je suis… du gouvernement, je vous assure. Je mène enquête pour capturer ces gens.-
Le vioc’ dirait que de toutes les tares, c’est bien la pire. Rétorqua l’acolyte de l’homme-bête.
Le gouvernement…Ils s’agissaient de Jiva et de Galéon qui, eux aussi, étaient en mission.
La céruléenne s’approcha de celle qu’elle avait mise à terre, puis la souleva par le manteau pour alors coller son front contre le sien. Elle lui bazarda son haleine de rat crevé dans le nez. C’est que la belle ne s’était pas lavée les dents depuis un moment, ça plus l’alcool et les plats aillés…
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Les gens comme toi polluent la vie. Donc tes petites larmes à la noix, tu les remballes avant que je t’enfonce mon poing dans la gueule.-
Tu vas le faire dans tous les cas. Commenta l’homme-chat tout en prenant de la hauteur sur une des cages, continuant sa recherche en détaillant les cellules qu’il ouvrit une à une.
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Lui gâches pas la surprise.Aussitôt les verrous ouverts, les pauvres captifs se remuèrent et poussèrent les uns les autres pour s’extirper de leurs cages et se faire la malle. Certains tombèrent dans le procédé, d’autres se poussaient comme s’il s’agissait d’une course contre la montre. Galéon n’avait pas prévu qu’il n’ait aucun remerciements, foutus humains… Ses yeux dégoulinèrent vers l’entrée sur laquelle tout le monde se ruait, puis il alerta enfin Jiva.
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Oy’, notre gars se tire !Ni une ni deux, un coup de boule puissant percuta le nez d’Enola avant de la laisser sur le sol. L’ex-incarcérée se propulsa alors jusqu’à rattraper le type pointé par l’homme-chat. Jiva le choppa par son vêtement puis le tira à elle avant de le choper au col.
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Pas si vite toi. Cracha-t-elle à la face du fuyard.
On dit que t’es l’un des meilleurs. Alors… La pirate l’examina rapidement, c’était bien lui, oui.
…retourne à ta cuisine m’faire un coucou.-
Un couscous, Jiv’, c’est un couscous.-
Bien vu. Aller, on décolle. ___
Les deux amis réunis, les années se succédèrent un poil plus rapidement : ensemble, ils avaient une imagination redoublée. Parfois, ils s’amusaient à faire les pirates qui se tiraient dessus à l’aide de jouets pistolets faits à partir d’os prélevés de carcasses. Jiva aimait bien faire les bruitages pour mimer pleinement un tir, mais souvent ces jeux-là finissaient en banales bagarres à coups de poing et à la lutte. Certains prisonniers de la même cage s’en plaignaient souvent, ne pouvant jamais réellement se reposer : mais qui étaient-ils pour se plaindre ? Ici, on obtenait ce qu’on voulait d’autrui par la force. Et, à mesure de se taper dessus avec le Toth pour s’amuser, l’adolescente gagna bien vite en force. C’était aussi et surtout que Lao n’avait pas trop perdu de sa puissance au sein de cette cellule, ça et ses talents de négociateurs vicelards. Cependant, l’aigri percevait d’un mauvais œil le rapprochement avec l’homme-chat : il aurait comme souhaité une pseudo exclusivité dans l’intérêt de celle qu’il avait décidé d’éduquer. De son côté, Pico semblait plutôt heureux de voir quotidiennement un sourire sur le visage de cette fille.
Car il en fallait, des moments d’amusements et de joies, pour vaincre l’ennui environnant. Et ici, hormis en critiquant ceux qu’étaient dans la cellule d’en face à défaut de ruminer, il n’y avait pas grand-chose à faire. Selon Galéon, qui eut une expérience en tant que mercenaire pour une petite mafia d’hommes-bêtes, l’ennui était aussi bien le berceau de la créativité que de l’addiction. Pour s’en défaire il valait mieux se créer une routine, quitte à parfois jouer un rôle ou y aller à contrecœur. C’était cette initiative qui lui permit de bâtir un véritable lien d’amitié, sinon de fraternité, avec la bleue. Le temps passait alors rapidement et leurs jeux se diversifièrent à mesure du temps et des nouveaux arrivants.
Puis un étrange jour, un chahut inhabituel tira le duo ainsi que leurs voisins hors de leur routine quotidienne. Une vague de pirates débarqua à leur étage, ceux-là n’étaient pas menottés ni accompagnés de gardes. Au contraire, ils se tabassaient mutuellement. Puis, quelques coups de fusils, de hurlements et d’autres bruits métalliques, la cellule de Jiva se trouva ouverte. Tous sortirent en courant, tandis que les locataires des cellules connexes firent de même, Pico et Lao n’attendirent également pas pour s’extraire enfin de cet emprisonnement et tenter leur chance. Galéon, également vif d’esprit, tendit sa patte à son amie qui phasait face au spectacle dans lequel ils avaient tous été bazardés. La chair de poule avait eu raison de la fille devenue jeune adulte : était-ce bien réel ?
« T’as pas le temps pour réfléchir, on se taille et suit les autres. »
Le pilotage automatique s’activa alors et, de façon presqu’inconsciente, se laissant porter par le mouvement général et les paroles de son ami et de ses deux oncles, Jiva sortit et débuta son ascension jusqu’à une image à jamais gravée dans son esprit.
Le vent marin.
L’océan à perte de vue.
Des voiles noires cadrant le panorama.
Était-ce donc là sa liberté ?
Son visage se ferma, devenant presque muet.
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Archipel Shabondy, début 1505.
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Bordel, qu’est-ce qu’elle attend ?Un individu de trois mètres, un blazer et un pantalon noir, des lunettes de soleil sur le front, les yeux dans ses jumelles. Rykke Errel, s’appelait-il. L’homme était posé sur le Grove 23, dans une petite échoppe dont les vitres donnaient sur l’enseigne où la femme qui tenait captif son cœur s’était rendue quelques heures plus tôt. Soudain dans son champ de vision, une petite foule d’huluberlus sortit en trombe de la même enseigne : un mauvais était-il en train de se passer ? Peut-être un cauchemar en cuisine, causant la fuite de l’ensemble des clients. Peut-être oui, mais c’était sûrement pire !
Si l’Errel appréhendait d’enfin rencontrer la rouquine qu’il filait, il décida de finir d’un cul sec sa Titanium Pint pour débouler sur le lieu d’intérêt. Rykke fit au plus vite et observa que, de par ce qui semblait être une sortie détournée, deux individus louches se faisaient la malle en embarquant un pauvre gus avec eux. Dans tout ça, où était sa bien-aimée ? La gorge du brun se noua puis il rentra dans la succursale de l’échoppe par ce qui avait sûrement été la porte de sortie de l’étrange duo.
Là il découvrit sa tendre, Enola Swann, éteinte et gisant sur le sol : le visage en sang et surtout… le pif éclaté et enfoncé dedans. Elle peinait à respirer par la bouche…
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Enola ? Enola ? Non, non, non, Enola ! S'écria l'espion en commençant à palper la tête de l’agent à terre.
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Qui… qui.. qui êtes-vous ? Commença à balbutier péniblement la blessée dont le bilan vital semblait en partie engagé.
Où sont passés les deux… ils m’ont agressée alors que je suis… Le cœur de Rykke s’emballa. Que devait-il faire ? Que devait-il ressentir ? Devait-il se présenter ? Cette femme dont il avait rêvé depuis plusieurs jours, celle qu’il avait décidé de stalker pour un jour s’immiscer dans sa vie puis la marier… Elle était… elle était… elle était complètement défigurée et certainement à vie. Elle allait… être laide.
Il prit alors la fuite, laissant la Swann
On lui avait privé de sa femme de rêve.
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La liberté c’était bien, c’était peut-être même trop bien. Tout ce monde qui s’ouvrait soudainement à vous, toutes ces possibilités et ces vies envisageables : choisir quoi faire quand vous le souhaitez ; incarner ce qui vous faisait envie ; explorer des îles afin de découvrir d’autres choses pouvant vous passionner. Tout ça, oui, c’était bien trop pour Jiva.
Le champ des possibles s’était d’un coup étendu, de façon bien trop brusque et importante pour un être à la caboche étriquée. Que faire ? Plutôt, par quoi commencer ? Galéon l’avait tirée hors de cet équipage pirate qui les avait libérés et qui constituait à son tour une autre forme d’emprisonnement. L’homme-chat voulait faire découvrir le monde dont il se souvenait à sa petite sœur. Mais, quand bien-même énormément pouvait l’émerveiller, au final la jeune femme s’en retrouvait complètement assommée.
Trop de choses : comment choisir ? Choisir… c’était renoncer.
Imaginez-vous un instant là, votre meilleur ami vous présentant en un catalogue l’ensemble des activités et des découvertes que vous pourriez faire. Ne seriez-vous pas bazardé dans une position inconfortable, à devoir réaliser ce choix de « par où commence-t-on ? » ? Plutôt ne rien faire, oui, et se cantonner aux choses simples qui ne demandaient pas grand sacrifice en temps et en énergie. Ça permettait de profiter, se complaire dans un mode de vie agréable et répétitif, avec quelques variantes de temps en temps.
La vie de pirates low-cost débutait ainsi. Puis Jiva tomba dans sa routine : chasser des animaux et créatures à la gueule marrantes, les tabasser puis les ramener au premier restaurateur qu’elle trouvait. Aussi elle pouvait bouffer ce qu’elle chassait et ça lui procurait un sentiment mêlant divertissement à avancement. Le félin était là pour, parfois, essayer de cadrer et structurer ses envies et faire en sorte que, peut-être, un jour, elle eut trouvé un objectif ou une véritable passion. Son expérience d’avant son emprisonnement lui avait permis de se bâtir une assez solide connaissance des rouages de ce monde.
Quelque-chose qui l’aurait poussée, comme beaucoup d’autres forbans ou civils, à se jeter corps et âme dans une entreprise : animé par une volonté sans faille, que même sa terrible flemme n’aurait su mettre à genoux. Pour l’heure, seul le fait de cogner d’autres types et découvrir de la nourriture lui procurait un certain plaisir. La découverte de paysage était sympathique, mais bien vite une question s’associait à ces découvertes : « cool, j’en fais quoi de ça ? ».
La céruléenne se sentait au final comme un petit poisson dont l’aquarium avait été remplacée par un bien plus grand. C’était désormais à elle, sans doute, d’évoluer pour s’y sentir moins petite et perdue.
Devait-elle ainsi devenir… une sorte de baleine ?
Pas sûr.
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Archipel Shabondy, mi-1505.
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Je vais rester sur ma faim là…« Chez Babar », un petit restaurant qui ne payait pas de mine placé dans un recoin du Grove 17. Il n’était pas très connu, cependant ceux qui avaient déjà eut le plaisir de déguster leurs plats constituaient désormais une clientèle fidèle. N’hésitant pas à parcourir toute une voie pour y retourner quand il fallait se ressourcer. L’enseigne accueillait ses clients dans une salle plutôt petite et exigüe où étaient calées des tables de deux à la chaîne. L’ensemble était compact pour avoir l’atmosphère la plus conviviable possible, et non claustrophobe. Quant à la carte, la spécialité était un merveilleux couscous et un splendide tajine pouvant être déclinés en plusieurs variantes.
Posté sur sa petite table, Rykke, un jeune homme à la chevelure ébène et vêtu d’un costard de la même couleur, finissait de s’enfiler son bon repas. Il évita de commettre l’erreur de s’enquiller quelques goulées d’eau. Après avoir fini sa dernière bouffée, l’homme s’essuya les lèvres avec le revers de sa manche, rangea dans sa poche le carnet qu’il avait ouvert sur sa table puis se lança.
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Vous savez… connaître les gros traits de l’histoire d’une personne ne permet en rien de connaître ladite personne. J’veux dire, même si on peut s’en faire une idée, c’est plutôt les moments banaux du quotidien qui définisse véritablement quelqu’un. Mais alors, comment on apprend à connaître quelqu’un ? Il attendit plusieurs secondes, sans que les autres clients qui l’entouraient ne réagissent. Rykke prit sa pour une réponse.
Eh bien, c’est simple, on la côtoie au quotidien et on étudie ses réactions face à ce qui lui arrive. Peut-être que vous voulez en savoir bien plus du coup, avoir des détails du présent et de ce qui semble s’esquisser pour l’avenir… peut-être que vous restez sur votre faim, là. A sa gauche, à une table vierge de lui, deux loustics mangeaient également. L’une était une jeune femme à la crinière bleutée, l’autre était un homme-bête bien trop grand pour la petite chaise qui lui avait été filée.
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Dis Galboy, tu lui fais gentiment fermer cha gueule à l’aut’ ? Baragouina la première en mâchant sa merguez.
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Je crois qu’il t’entend. -
Che chais bien, che voulais chuste pas fai’ le premier pas. Effectivement, l’homme avait entendu cette cliente bien impolie. D’un raclement de chaise, son sourire se présenta aux deux bougres qui venaient de l’enjoindre à leur manière.
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Oh ne vous en faites pas ! Je me lance donc, j’mets les pieds dans l’plat… vous avez compris la blague contextuelle ? ... Murmura-t-il pour ponctuer son humour mauvais.
Je m’appelle Rykke. Voilà, c’est tout… Ses talons se tournèrent alors.
Et on se reverra prochainement, très prochainement même, plutôt bientôt du coup, très très très bientôt. Le brun s’éloigna des deux autres qui l’ignorèrent complètement, continuant de s’empiffrer. Après tout, le premier à avoir fini son assiette avait le droit de piquer dans celle de l’autre. Cette véritable absence de considération n’empêcha pas celui qui se voulait énigmatique de continuer.
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Vraiment très bientôt. Vous avez compris ? Ça peut être une seconde, une minute, une heure, un jour ou une semaine quoi. Mais on se reverra, en tous cas moi oui. J’espère qu’en faisant ça je crée en vous une attente qui vous hantera.Arrivée à la porte du restaurant, il jeta par-dessus son épaule une liasse pour régler l’addition. Puis il disparut.
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Hasta la proxima! Connasse.___
Quelque-part sur le Nouveau Monde, début 1506.
Une pluie torrentielle tambourinait sur le pont du navire voilée de noir. Certains forbans aux gueules marquées par la météo et le périple s’affairaient à écoper du mieux qu’il pouvait : bientôt leur vaisseau allait reprendre mer pour s’aventurer plus profondément dans le Nouveau Monde.
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Cela fait si longtemps… Au travers de la baie vitrée de l’habitacle principal, aménagé en un luxueux bureau mêlant bois sombre à ornement en marbre, un vieil homme à la longue barbe et chevelure grisâtre guettait l’activité des subalternes sur le pont. Son regard fit ensuite la mise au point sur son propre visage, marqué par les affres du temps et les tribulations de ses péripéties suite à sa libération d’Impel Down. Il avait pris longtemps pour se retrouver à nouveau en la présence de son capitaine qui semblait avoir mieux vieilli que lui. Après tout, lorsque le vieillard s’était fait capturer avec ses camarades, son capitaine n’était encore qu’un junior prometteur.
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Pico n’est malheureusement plus des nôtres. Cependant, j’ai une heureuse nouvelle à t'annoncer. L’ancien se retourna alors vers celui qui l’avait accepté sur son bateau, il semblait encore plus puissant qu’à l’époque. Son talent s’étant certainement affiné avec l’âge.
Toriel a succombé également, durant la première année suivant notre capture, mais elle a laissé quelque-chose derrière elle.Son cœur rata quelques battements face à la stoïcité de son hôte. Comment faire l’annonce désormais ? Lao n’avait de toute façon plus grand-chose à faire de sa vie, pourquoi ainsi se prendre la tête ? Lui ne souhaitait qu’une chose, revoir cette gamine qu’il avait considéré comme sa propre fille. Celle que cette enflure d’homme-chat lui avait subtilisée, l’embarquant avec lui à la première occasion.
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Elle doit avoir 23 ans et, j’en suis sûr, c’est ta fille Djaul.-
Son prénom ? Une voix de basse, froide et distante, comme si le Nebula n’était pas atteint par cette nouvelle. Pour autant et le connaissant, le fait qu’il daigne poser cette question prouvait son intérêt pour la chose.
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Jiva.- Spoiler:
Lao Rance ; Ednah D. Djaul
